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Marchés mondiaux des céréales :
 même en guerre, l’Ukraine joue toujours en 1e division

10/01/2024

Un reportage exceptionnel de notre envoyé spécial, Grégoire Samson, pour AGIRAGRI

L’agriculture est un atout pour conduire le pays à la victoire. Les agriculteurs en sont persuadés. Ils sont mobilisés pour maintenir à flot leur exploitation, payer leurs nombreux salariés et permettre à leur pays d’exporter des céréales et des oléo-protéagineux pour financer une partie de l’effort de guerre.

Depuis deux ans, les agriculteurs ukrainiens tentent de maintenir leur exploitation à flot alors que leur pays est entré en économie de guerre. Environ 20 % des hommes de 18 à 60 ans ont été mobilisés. Parmi eux, des agriculteurs et leurs salariés, difficiles à remplacer. Peu d’hommes sont disponibles et motivés par les métiers de l’agriculture. La plupart des candidats à l’embauche ne sont pas formés pour conduire des tracteurs équipés d’outils technologiques embarqués.
Mais en ce début d’année, les agriculteurs craignent de devoir mener une nouvelle bataille, celle de la terre. Le gouvernement ukrainien souhaiterait lancer sa réforme foncière programmée initialement au début de l’année 2022 puis reportée sine die lorsque la Russie a entrepris d’envahir l’Ukraine.
Depuis l’indépendance en 1990, le foncier est un sujet hautement politique et très opaque. Il fait quasiment partie des domaines régaliens de l’Etat mais durant les premières années d’indépendance, il lui a en partie échappé. Or le foncier met en jeu la souveraineté économique du pays.

La vente de terres interdite

En lançant sa réforme, Kiev souhaitait créer un marché foncier pour rendre les terres cessibles. Le pays compte sept millions de petits propriétaires terriens depuis que les Kolkhozes soviétiques ont été démembrés. Ensemble, ils détiennent 28 millions d’hectares. Nombre d’entre eux les cultivent et vendent une partie de leur production. D’autres louent leurs terres à l’entreprise agricole où ils travaillent tout en conservant un lopin pour leurs besoins familiaux. Mais ces propriétaires fonciers sont aussi nombreux à n’avoir plus de liens avec l’agriculture. Pour autant, ils ne peuvent que louer leurs terres à des entreprises « familiales » ou de très grandes sociétés nationales ou étrangères. De son côté, l’Etat garde la main sur des millions d’hectares dont 5 à 10 millions auraient été illégalement privatisés (1).

Dans le contexte de guerre actuel, quel agriculteur a les moyens d’acquérir des terres ? L’entrée en vigueur de la réforme foncière contraindrait beaucoup de directeurs d’entreprises agricoles à acheter des terres pour préserver leur outil de production mais quelles banques financeraient ces acquisitions ? Ces deux dernières années, ils se sont fortement endettés pour faire fonctionner leurs fermes. Alors acheter du foncier… D’autant que dans le même temps et « pour la première fois depuis 20 ans, les agriculteurs réduisent les surfaces implantées ou abandonnent complètement les campagnes de semis, explique le syndicat Ukrain Agro Consult (UAC). En novembre 2023, les pertes dans le secteur agricole s'élevaient à 40 milliards de dollars ». « Nous ne sommes pas opposés à la réforme agraire, a déclaré Andriy Dykun, le président de l’organisation professionnelle dans une tribune parue fin novembre (2). Nous demandons seulement son report. La victoire de notre pays est la priorité des adhérents ».

Valeriy Martyshko est le fondateur de la ferme « Rodyna 2007 » de 1 400 hectares dans la région de Kiev. Comme la plupart des chefs d’entreprises, il ne possède qu’une infime partie des terres qu’il exploite. Selon lui, lancer la réforme foncière est une trahison. « A Bakhmut, je me bats pour mon pays avec les armes, déclare l’agriculteur. La décision de mettre en vente de vastes étendues de terres et de donner à chaque acquéreur la possibilité d’acheter jusqu’à 10 000 hectares est inappropriée. Cultiver les terres coûte cher. Nos parcelles sont jonchées de cadavres humains. Nous avons du mal à les évacuer. De nombreuses terres dans les régions de Donetsk et de Kharkiv ne sont plus cultivées ».
Arthur Petrov (3), lui aussi agriculteur dans la région de Kiev, craint de voir sa ferme lui échapper. « Avec la réforme, les terres pourront désormais être achetées par ceux qui ont de l’argent, à savoir des fonctionnaires corrompus et des citoyens d’autres pays », affirme-t-il.

Depuis le début du conflit, les Ukrainiens ont tout mis en œuvre pour que leur pays fonctionne. Et ils y sont parvenus malgré les sirènes, les alertes, les bombardements et les destructions de transformateurs électriques. Les trains et les bus partent et arrivent à l’heure. Les produits agricoles sont exportés par voies ferroviaires et par camions. Des ports sur le Danube expédient des grains jusqu’au port maritime Roumain de Constanta. Une nouvelle voie maritime longe les côtes roumaine et bulgare. Dans leurs fermes, les directeurs d’entreprises ne lâchent rien. Produire des céréales et élever des animaux est un combat quotidien pour mener leur pays à la victoire. Les ventes de céréales apportent les devises nécessaires pour financer une partie de l’effort de guerre.

A la fin de l’année 2023, l’économie agricole repose sur des prix sortie ferme très faibles qui contrastent avec un coût de la vie devenu très cher. Dans le secteur des céréales, les frais logistiques, d’intermédiation et d’assurance ont été supportés par les agriculteurs. Ces derniers ne vendent plus leur blé ou leur maïs que 120 €-130 € la tonne.

En mars 2022, au début du conflit, les marchés ukrainiens de nombreux produits agricoles se sont effondrés. Ils ne fonctionnaient plus, les céréales ne se vendaient plus. Pour ne pas perdre leurs récoltes de maïs, les agriculteurs ont étendu dans leurs champs des boudins en plastique dans lesquels ils stockaient leurs grains, au fil de la moisson, après s’être ruinés à les sécher. A la fin de l’été 2022, les silos étaient encore remplis d’une partie des grains de la campagne 2021-2022.

S’organiser pour résister

A l’été 2021, la moisson s’annonçait exceptionnelle. Avant le début des hostilités, les récoltes de grains – 87 Mt selon le Conseil international des céréales – s’écoulaient sans peine sur des marchés très porteurs. Les prix atteints n’avaient pas été aussi élevés depuis des années. A Buky, dans la région d’Uman (sud-ouest du pays), la ligne de front est située à plusieurs centaines de kilomètres. Yvan Melnyk, fondateur d’une exploitation en céréales et lait de 4 500 ha, dirige son entreprise avec Oleksandr Pidlubniy. Leur ferme n’a pas été endommagée par des missiles russes. Mais la guerre fait partie de leur quotidien. Les pertes s’accumulent.

Sur leur site de Perlina Tikicha (1600 ha soit près du tiers de leur exploitation), les bénéfices se sont effondrés en 2022 à 56 000 € environ, toutes charges et rémunérations déduites, dirigeants compris. C’est cinq fois moins que l’année précédente. En Hryvnias (devise ukrainienne), leurs bénéfices ont même été divisés par huit. Cette année, Oleksandr les estime à 38 000 € sur dix mois (janvier à octobre).

Pourtant, les agriculteurs ne manquent de rien pour produire. Ils se sont organisés pour être approvisionnés en intrants. Mais ils les paient très chers. La dévaluation de la Hryvnia a renchéri leur prix en dollars ou en euros. Dans les régions où les fermes ont été bombardées et des vaches abattues par l’armée russe durant le printemps 2022, les agriculteurs se sont aussi activés pour remettre en état de fonctionnement leurs fermes, mais une partie des terres a été minée. A l’ouest de l’Ukraine, des entreprises agricoles « ont poussé » les murs de leurs bâtiments pour loger des vaches devenues « sans étables fixes », rapatriées des régions de l’est du pays bombardées au début du printemps 2022.

Le grenier à maïs de l’UE

A l’international, l’Ukraine fait toujours partie du club très restreint des pays exportateurs de céréales de la planète. Sa production baisse parce que le pays est amputé de 17,5 % de son territoire occupé par l’armée russe ou libéré mais devenues impénétrables du fait des mines. Sur les 65,2 Mt de céréales récoltées cette année (soit 15-20 Mt de moins qu’avant la guerre), l’Ukraine en exportera 33 Mt. Selon la Commission européenne, le marché européen est devenu le premier partenaire commercial de l’Ukraine. Au 4 décembre 2023, 6,8 Mt de grains avaient déjà été importées depuis le début de la campagne.

L’Ukraine est le grenier à maïs de l’Union européenne, première région importatrice au monde de la céréale (jusqu’à 24 Mt selon l’USDA). Le pays devance le Brésil sur le marché européen. Mais les agriculteurs ukrainiens, actuellement payés 130 € la tonne de maïs, produisent toujours à perte si leur rendement est inférieur à 10 tonnes par hectare.
Toutefois, les conditions d’ensemencement, de cultures et de récoltes ont été très bonnes cette année. Les exportations de produits agricoles désengorgent progressivement les marchés intérieurs. Même le prix du lait se redresse alors que durant le printemps 2022, une partie de la production était jetée car la collecte était complètement désorganisée (cf. encadré).

Encore des ambitions

Les agriculteurs ukrainiens ont conscience du potentiel agricole de leur pays. En ayant accès au marché européen, l’Ukraine est déjà un partenaire commercial à part entière de l’Union européenne, un marché de 450 millions de consommateurs. Pourtant elle vient juste d’avoir le statut de pays candidat à l’adhésion (lire l’édito ICI).

Les exportations ukrainiennes de produits agricoles comblent les déficits de production observés en Europe dans certaines filières (maïs, volailles, miel etc.). Par ailleurs, l’Ukraine exporte ce que ses habitants ne consomment pas ou plus (la viande par exemple), le marché intérieur s’étant fortement réduit. En effet, des millions d’Ukrainiennes se sont réfugiées avec leurs enfants à l’étranger et l’inflation a rendu de nombreux produits alimentaires inabordables.
La production de sucre de betteraves est un cas d’école. Avant la guerre, le sucre produit était uniquement destiné au marché intérieur. Cette année, l’Ukraine exportera jusqu’à 700 000 tonnes de sucre et l’an prochain, le pays vise 1 Mt. Une telle quantité pourrait renverser le marché européen du sucre aujourd’hui très rémunérateur et faire chuter le prix de la tonne de betteraves payée aux planteurs. Le seuil de rentabilité est aujourd’hui de 35 €/t en France.
A Buky, produire des betteraves est une opportunité pour retrouver une partie de la rentabilité perdue depuis deux ans. Yvan a été approché par une sucrerie pour en cultiver 100 ha l’an prochain avec la promesse de dégager un revenu de 700 €/ha quand aujourd’hui, les ventes de ses céréales couvrent à peine ses charges (120 €/ha). S’il se concrétise, ce projet sera le premier depuis le début du conflit. Yvan gère au jour le jour son exploitation pour la maintenir à flot.

Il ne renouvelle plus son matériel, a renoncé à construire une centrale solaire sur les toits de ses étables et à remplacer son matériel de traite. Après la guerre, l’Ukraine se voit le roi du pétrole vert, prêt à se lancer dans la production de biocarburants. L’Union européenne agricole sur le déclin est une terre de conquête.


(1) https://www.ritimo.org/A-qui-profite-vraiment-la-creation-d-un-marche-des-terres-en-Ukraine
(2) Tribune parue sur https://ukragroconsult.com
(3) Nom d’emprunt

Une filière laitière restructurée par la guerre
L’Ukraine possède un potentiel laitier important. Le maïs peut être cultivé sur les ¾ du territoire pour produire des grains, du fourrage ensilé ou approvisionner des méthaniseurs.
> Avant la guerre, on distinguait deux troupeaux laitiers en Ukraine. Dans de grandes exploitations, telle que celle d’Yvan et d’Oleksandr, 427 000 vaches produisaient 6-7 000 l de lait par an. Et 700 000 autres bêtes étaient détenues par une multitude de petits paysans qui possèdent parfois seulement une ou deux vaches. Au total, sept millions de tonnes de lait étaient alors produites en Ukraine. Les vaches élevées sont de race Simmental, Ukrainiennes noire ou rouge et Holstein.
> L’industrie laitière du pays est fortement concurrencée par les importations de produits laitiers. Pour les consommateurs, le lait frais n’est pas un produit bon marché (environ 1 € litre).
> A l’occasion de ce conflit, une majorité de petits éleveurs pourrait renoncer à garder leurs vaches. Aussi, le gouvernement a lancé un plan de relance de la production dans des élevages modernes. L’ambition est de produire à nouveau 7 millions de tonnes de lait puis de se lancer dans l’export de produits laitiers.
Au début de la guerre, 60 000 bêtes ont été tuées et des dizaines de milliers d’autres ont été lâchées dans la nature, livrées à elles-mêmes.

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